Manager de grand groupe, champion du monde du « ni oui ni non »

Retour d’expérience de Clément

15 novembre 2018

Clément, manager dans un groupe de 200 et quelques milliers de personnes en immersion dans une startup comme il en existe des centaines d’autres …

Vous vous rappelez surement le jeu « ni oui ni non » de notre enfance, où il est interdit de répondre aux questions en disant « oui » ou « non » sous peine d’être éliminé.

Quelques semaines après avoir démarré mon immersion et avoir bien observé la startup et son écosystème innovant, je me suis rendu compte à quel point les dirigeants et les équipes me semblent diablement efficaces pour décider vite (et souvent très bien).

De la stabilité à l’immobilisme, il n’y a qu’un pas (jacques Mailhot)

Avec un peu de recul et d’honnêteté, j’ai surtout pris conscience à quel point j’étais devenu dans mon entreprise quasiment imbattable au jeu de l’indécision, combien il me faut prendre de plus en plus de garanties auprès de mes équipes avant de décider, comment il m’est devenu difficile de trancher et combien inversement il est facile d’escalader mes décisions dans les lignes hiérarchiques.

Et je ne suis pas le seul dans ce cas ! selon le baromètre MPI-ifop, 25% des collaborateurs de grands groupes estiment que leur supérieur « sait tout à fait prendre des décisions » ;

Whaaaoouu ! trois managers sur quatre ne sauraient donc plus prendre de décisions, c’est grave docteur, non ?

Pourquoi ? Pourquoi nous est-il devenu quasiment impossible à nous managers de décider vite et bien et de pratiquer de fait l’indécision ? Pourquoi dans un monde qui se bouleverse et où l’immobilisme est devenu un risque de mort, on accepte tous collectivement que le « ni oui ni non » soit devenu un acte de management si fréquent ? …

N’étant ni consultant en changement, n’ayant jamais été sociologue des organisations, ni philosophe, ni prof … j’ai cherché dans les blogs de gens bien mieux informés que moi des éléments de réponse. Au final, j’ai retenu un fil de trois explications que je partage avec vous.

 

I. Nous ne sommes pas formés à prendre des décisions

Dans un article paru en août 2018, la Harvard Business Review évoque un premier barrage : les leaders dans les grandes organisations ne sont pas recrutés, développés et promus sur leur critère de capacité à décider (1).

Les systèmes éducatifs de nos écoles et universités, et tous les livres de management des années 1970 à 2010 ont calibré nos élites à « manager », au sens mettre sous contrôle, piloter l’activité. Avec en conséquences des excès de planification, bureaucratie, technocratie qui brident les initiatives individuelles et collectives, l’autonomie, la prise de risque et donc … la capacité à analyser, décider, trancher vite et bien.

Recommandations N°1 à mon entreprise : (re)Formons les managers à la prise de décision ; évaluons et identifions les « décideurs », staffons ces profils sur les postes et projets stratégiques et laissons-les s’entourer de « managers » pour les seconder

(source HBR https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2018/08/22168-pourquoi-les-grandes-entreprises-sacharnent-elles-a-promouvoir-des-managers-qui-ne-savent-pas-decider/)

 

II. Les grandes organisations aliènent notre réalité au monde

Philippe Silberzahn a développé ce thème dans un de ses derniers articles d’octobre 2018 (2) : le manager de grand groupe a perdu pied avec la réalité de son monde.

Les processus, modes d’organisation, de gouvernance, de décision, le verbiage (la liste donnée par M. Silberzahn est malheureusement très longue) … tout conduit à isoler le manager de la réalité.

Dit autrement, le manager en grand organisation a souvent perdu à la fois le sens de la réalité (la vision pour savoir où aller), les sens (la boussole pour se diriger), et l’essence (l’énergie pour se mettre en mouvement)

Devenu « hors-sol », la personne ne résonne plus avec son environnement et doute de sa propre utilité. Les conséquences visibles à long terme sont le désengagement, les burn ou bore-out … mais un signal faible et largement répandu est l’indécision des lignes hiérarchiques : pourquoi discerner, pourquoi trancher et décider si je ne sais même plus pourquoi ?

Recommandation N°2 à mon entreprise : Recréons dans nos grandes organisations des environnements, des pratiques et une culture de travail capables de redonner la capacité à chacun d’agir et décider au regard de ce qu’il croit « bien », aligné avec lui-même et l’intérêt collectif de l’entreprise.

(2) https://philippesilberzahn.com/2018/10/15/adhesion-a-la-realite-nouvel-enjeu-du-management/

 

III. Savoir décider demande de se fier à son intuition

Savoir analyser des choix et prendre une décision est un processus complexe qui demande au final de l’audace et du courage. Mais pas que …  la décision finale doit aussi laisser une part importante à l’intuition (« ce que je ressens, le choix qui m’apaise le plus même si ce n’est pas le plus documenté, le plus rationnel» )

Et cette fameuse intuition, on l’accepte dans les plus hautes sphères de l’organisation, les COMEX, CODIR ont encore cette liberté de décider en laissant parler leurs émotions. Bob Lutz, par exemple, attribue le développement de la Dodge Viper, qu’il estime être la plus importante décision stratégique qu’il ait prise à la tête de Chrysler, à une intuition (Hayashi, 2001).

Mais cette prise de décision intuitive (PDI) est beaucoup moins répandue et acceptée dans les niveaux managériaux moyens, à qui on demande d’appliquer la prise de décision rationnelle (PDR) avec la documentation de plans B (voire C ou D), des résultats de tests ou pilotes, des analyses de causes à effets, …

Bref, le manager intermédiaire en grand groupe n’a plus le pouvoir de décider juste sur le cœur de la décision, mais il lui faut intégrer tous les cercles concentriques souvent bourrés d’injonctions contradictoires qui l’empêchent de se mettre en état émotionnel positif , et donc de décider vite et mieux. (3)

 Recommandation N°3 à mon entreprise : (re)Donnons à nos équipes sur le terrain le droit de se faire confiance, de décider en se basant aussi sur leur intuition ; il y aura bien quelques échecs sans doute mais combien de bénéfices avec des projets plus rapides, plus agiles, plus performants.

Bougeons-nous vite car la nouvelle génération va nous bousculer

Mon immersion en startup m’a aussi appris que cette nouvelle génération de managers & entrepreneurs bannit cette culture de l’indécision : ils y voient – sans doute avec justesse – de bonnes raisons aux maux de notre monde actuel (sclérose de notre société, indécision sur le réchauffement climatique, traitement des inégalités, crise des migrants, … ) ; et du coup, en avant marche, l’immobilisme ils ne veulent surtout pas connaître ! Mieux vaut décider, se tromper, se relever et repartir en avant que de ne pas bouger ….

Ces générations vont représenter 50% des équipes au travail en 2020. Du haut de mes 40 ans, j’ai pris conscience de l’importance de me bousculer, de retrouver mon âme de « décideur » ; si moi et mes pairs ne retrouvons pas cette capacité à décider, nous nous ferons évincer par ces nouveaux venus et serons ramenés à de simples « managers » amenés à juste exécuter des business de demain conçus et décidés par nos enfants.